Le réveil est difficile. Pourtant il est midi passé. T'as séché les cours ce matin. T'as vomi plusieurs fois. Tes parents ont pas pensé un seul instant que tu pouvais avoir la gueule de bois. T'as pas cherché à les contredire. Ils pensent que t'es studieuse, que tu passes tes soirées enfermée dans ta chambre à réviser. T'as pas envie de les décevoir. T'as pas qu'ils sachent que leur gamine est une ratée, qu'elle vaut pas mieux que ses crétins d'amis. T'as envie de les faire espérer. Tu mens pas vraiment. T'enjolives juste un peu les choses. Ca rend le mensonge plus doux, plus innocent. Un peu comme si tu le faisais pas exprès, pour te protéger. Surtout pour eux plus que pour toi. Ils ont pas essayé de te faire avaler quoi que ce soit. T'en aurais pas eu la force. Encore moins l'envie. T'as pas mangé depuis deux jours mais ça ils le savent pas. C'est plutôt courant. T'as pris l'habitude. Ton estomac a fini par s'habituer. Il a rétrécit. Et quand tu penses à autre chose, tu sens plus vraiment la faim te tirailler.
Tu peux pas vraiment rester dans ton lit. Parce qu'aujourd'hui, tu vois Murphy. La jolie Murphy. C'est une amitié un peu étrange qui vous lie. Elle te connaît depuis longtemps, quelques années maintenant. Elle t'a vu grandir, comme la majorité de cette ville. Mais avec elle, c'est différent. Elle t'a jamais vraiment traité comme une gamine. Vous avez neuf ans d'écart mais ça se ressent pas. Elle te traite comme son égal et ça te fait du bien. T'as vraiment l'impression qu'elle en a quelque chose à foutre de toi. Y'a un truc de différent avec elle et parfois tu te surprends à penser que t'aurais mieux fait de tomber amoureuse d'elle. Là c'est certain, Jay aurait fait une crise cardiaque. Tu souris à cette pensée avant de sortir de tes draps, les jambes encore engourdies la veille, l'envie de vomir qui ne te quitte pas. Tu vas te doucher, t'as envie de ressembler à quelque chose. Enfin, essayer. Ca t'enlèveras pas le dégoût que tu peux avoir mais si ça peut en donner l'impression, c'est tout ce qui compte.
T'as pris les premiers vêtements qui venaient. Un jean serré, un sweat trop large qui appartient sans doute à Jay. T'as pas envie de dévoiler ton corps, t'as pas envie de montrer tes kilos en trop. T'as pas envie qu'on te regarde. Tu voudrais te cacher. Tes lunettes de soleil sur le nez pour cacher tes cernes et ta fatigue prononcée, t'attends que Murphy se pointe. T'as toujours hâte de la voir. Avec elle, tu te sens bien. Tu t'es toujours sentie bien. Elle te fait oublier tes complexes. C'est peut-être son sourire. Ou son rire. T'en sais rien. Mais tu l'aimes bien Murphy.

Le capot du camion fume. Apparemment, il n'a pas franchement apprécié que Murphy prenne le volant et l'encastre dans un lampadaire. Quoi ? C'est pas de sa faute si quelqu'un a décidé de planter un poteau là. Et puis qu'importe ! Rien ne viendra entacher la joie de vivre des enfants Hawk, qui gazouillent gaiement sur un air de gangnam style. Leur tacot peine à avancer, mais il avance. Ça devrait suffire pour atteindre Anchorage. Le sourire de Murphy s'étend un peu plus : qui dit Anchorage dit Grace. Elle l'aime bien, Grace. Vraiment. C'est leur cliente la plus fidèle, certes, mais elle est tellement, tellement plus que ça. L'une des seules personnes que Murphy oserait réellement qualifier "d'amie". Et la différence d'âge n'a jamais été un facteur gênant. Grace est une personne. Une personne qu'elle apprécie et qui l'apprécie. Voila. C'est le plus important, non ? En tous les cas, c'est le plus important pour Murphy. 

Une fois à Anchorage, la blonde largue vite fait son frangin chez le mécanicien pour ensuite rejoindre Grace. Il en a au moins pour quelques heures, alors autant en profiter. Et elle compte bien le faire. Plantée au beau milieu de la place publique, ses yeux balayent le secteur à la recherche de la brune. Il y a un peu de monde, mais Murphy la repère rapidement. Rise and shine ! Elle la reconnaîtrait entre mille. Armée de son fidèle cahouet jaune canari douteux et d'un jean skinny de la taille au dessus, Murphy lui fait de larges signes de bras avant de la rejoindre. Un sourire enthousiaste lui agrippe le visage. « Grace ! » Murphy l'interpelle alors qu'un bon mètre les sépare encore. « Comment ça va depuis tout ce temps ? » Quatorze jours, pour être exacte. Oui, Murphy sait compter. Qui l'eut cru. Haha. La blonde lui saute au cou. Un simple câlin. Elle aime les câlins. Elle finit par se reculer après avoir serré Grace un poil trop longtemps (et trop fort), sans doute. C'est l'émotion, faut lui pardonner. D'ailleurs, c'est dans sa tête ou Grace a l'air... Elle ne sait pas encore quoi. Son sourire s'affaisse légèrement pour laisser place à un rictus penseur. Une ride vient se dessiner entre ses deux sourcils. Les lunettes noires l'empêchent de nouer un contact visuel potable. Ça la perturbe davantage. Et surtout, ça se voit partout sur son visage. Murphy n'a jamais su faire semblant. Seulement, elle préfère ne rien dire. Pour l'instant. S'il y a effectivement quelque chose qui cloche, elle finira bien par découvrir le fin mot de l'histoire. Evidemment, qu'elle s'inquiète. Mais Murphy ne veut pas la brusquer, ni la braquer.  Juste passer un bon moment en sa compagnie. Lui faire oublier ses problèmes. Puis l'aider à les résoudre, si jamais il s'avère qu'elle puisse y changer un truc. Ça sert à ça, les amis, non ? « Au fait, Tristan te passe le bonjour. » Sort-elle un peu de nulle part pour briser le silence voyeur qui venait de s'installer.   

T'as envie de vomir. Tu sens ton estomac s'agiter. Tu dis rien, tu te plains pas. C'est de ta faute, t'avais qu'à réfléchir. Mais c'est pas vraiment ton fort. T'observes les alentours, t'espères voir la jolie blonde débarquer. Tu peux pas t'empêcher de repenser à son dernier sms, auquel t'as pas répondu, t'avais la tête au-dessus de la cuvette à ce moment-là. Une surprise. Ça te fait sourire. Tu sais pas ce que c'est et pour être honnête, tu t'en fous un peu. Sa présence te suffit. Sa présence t'as toujours suffit. C'est vrai qu'avec elle, t'as pas besoin de plus. T'oublies tout à ses côtés, c'est un peu comme un cachet d'aspirine un lendemain de cuite. Elle t'anesthésie. Ça dure que quelques heures, c'est éphémère. Mais ça te fait du bien, ça te soulage. Et c'est tout ce qui compte. Elle te manque, c'est con à dire. Mais elle te manque. T'as hâte de la retrouver, juste pour arrêter de penser quelques heures. Juste pour l'oublier, elle. Cody.
Et puis tu la vois. Derrière tes lunettes de soleil, tu l'observes, tu l'admires. Elle est tellement atypique. Mais c'est ce que t'aimes chez elle. Le regard des autres l'importe peu. Elle est heureuse comme elle est. Contrairement à toi, elle a pas besoin de l'approbation de qui que ce soit. Tu baisses un peu la tête, t'inspires un bon coup. Parce que tu sais que tu vas devoir lui mentir. Tu vas devoir faire semblant. Tu vas devoir sourire, rire. Si avec elle, tout est moins forcé, ça le reste un peu. Tu détestes jouer ce rôle là. Mais t'as pas le choix. Tu pleureras ce soir, en rentrant. Si t'as le courage, la force. Et tu sortiras, avec toujours la même excuse pour finir torchée. Parce que t'as besoin d'oublier. C'est facile de se cacher derrière sa peine. Mais tu sais pas faire autre chose. Tu sais plus comment faire pour être heureuse. Alors tu baisses les bras, rêvant d'être partout sauf ici.  
"Grace !" Tu souris. C'est plus fort qu'elle. Faut qu'elle en fasse des caisses. Tu t'approches un peu, essayant de combler le mètre qui vous sépare. "Comment ça va depuis tout ce temps ?" Tu sais pas quoi répondre. Tu vas sans doute lui dire que tout roule, que tout va à merveille. Et dans un sens, c'est pas faux. T'as des amis, une famille, t'es pas à plaindre. C'est toi le problème, pas les autres. Elle te saute au cou, te serre contre elle. T'es pas surprise, t'as l'habitude. Tu glisses tes bras autour de sa taille, la serre contre toi. T'as pas autant de force. Moins qu'avant en tout cas. Et sur le coup tu le remarques pas mais pour la première fois depuis des mois, tu te sens en sécurité. Dans ses bras. Mais t'y penses pas. T'y fais pas attention. Vous finissez par vous séparer. Murphy a l'air inquiète mais tu dis rien. Elle a pas à s'en faire, tout va bien. Mais pourquoi tu te mens comme ça ? Un silence s'installe, t'es gênée. "Au fait, Tristan te passe le bonjour." Tristan c'est son frère. Et tu l'apprécies, un peu comme un ami. Mais t'es beaucoup moins proche de lui que tu peux l'être de sa jolie sœur.
Tu finis par retirer tes lunettes de soleil, tu te dis qu'elle remarquera pas ta tête de zombie, ton teint trop pâle d'adolescente affamée et encore alcoolisée de la veille. "Tu lui repasseras." T'esquisses un sourire. "C'est dingue comme ça fait du bien de te voir." T'as presque envie de pleurer. Parce que c'est vrai ce que tu dis. Être avec elle, ça te soulage. Comme si sa présence suffisait à t'ôter le poids que tu peux avoir sur le cœur ou les épaules. "Et pour répondre à ta question, je vais bien." T'as pas hésité à mentir. T'as même pas réfléchit. C'est devenu une habitude. Une sale habitude. "Et toi ?" Murphy elle va toujours bien. Ou alors elle fait semblant, comme toi. Tu te mords la lèvre inférieure. T'as pas envie d'y penser. Parce que Murphy, c'est un peu ton rayon de soleil. Elle fait fondre ton cœur de glace, l'espace de quelques heures.

Murphy observe Grace d'un air ingénu, peut-être un peu inquiet. Lui dire ? Pas lui dire ? La confronter ? Continuer la journée ? Potentiellement gâcher ces retrouvailles ? Ses pensées font du catch dans sa boîte crânienne, si bien qu'elle finit par secouer la tête pour se ramener à la réalité. Une réalité où elle n'a pas vu Grace depuis un bail. Une réalité où Murphy doit rattraper le temps perdu avec elle. Une réalité où elle doit se fabriquer le plus de souvenirs possibles avant de reprendre le large jusqu'à la prochaine fois. La prochaine fois. Reprendre le large. Soudainement, elle a l'impression de ressembler à ces garçons, à la télé, ceux qui font souffrir la fille. Mais c'est pas pareil là, non ? Non. Et puis, faut pas croire, le garçon manque à la fille, mais la fille manque aussi au garçon. Stop Murphy, ça n'a aucun sens. Okey, stop.

Et là, le pire arrive (le pire qu'elle croyait le meilleur il y a cinq secondes). Grace retire ses lunettes de soleil. Le cœur de la blonde manque de se barrer de sa cage thoracique. Et pas dans le bon sens du terme. Pourtant, quand Grace esquisse un sourire, Murphy ne peut pas s'empêcher de la mimer. La bombe qui a manqué d'exploser est retardée de quelques secondes, minutes. « Je suis contente de te revoir aussi, Grace. Tu peux pas savoir comme tu m'as manquée ! » Murphy met des mots sur toutes ses émotions, les partage au monde entier sans aucun complexe, même. Mais pour la première fois depuis longtemps, elle a l'impression qu'ils ne sont pas assez. Probablement à cause de ce malaise qui est resté en suspens, de ce teint blafard qui grignote les joues amaigries de Grace, de cet air à moitié... Elle ne sait pas. Triste ? Désespéré ? Écœuré ? Murphy n'ose pas se prononcer. « Moi ça va, tu sais, la routine. Mais toi, tu es sûre que tout va bien ? » Elle demande quand même, pose une main tendre sur son épaule en levant un sourcil mi-suspicieux mi-inquiet. Alerte, alerte. La jauge de paranoïa de cette conversation vient d'imploser. Parce que c'est probablement que ça. Murphy s'inquiète pour rien... Hein ? Mauvaise passe, soirée un peu trop lourde en stupéfiants, période d'examens stressante, ça arrive à tout le monde au lycée. Elle a vraiment envie d'y croire. Pas parce que c'est plus facile, pas parce que ça l'arrange de passer une journée tranquille avec son amie. Parce qu'elle a peur, peur que ça soit grave, peur qu'il soit entrain d'arriver un truc à Grace, un truc important, un truc dangereux.

Il est temps de détendre un peu l'atmosphère. Alors Murphy sort quelque chose de totalement improbable (ou du moins, qui lui semble improbable à elle), sur le ton de la rigolade, bien décidée à lever ce voile d'inquiétude. Innocente, candide Murphy, avec ses dents blanches et son grand sourire. « T'es quand même pas entrain de t'affamer pour ressembler à ces nanas anorexiques qu'on voit partout dans les magazines ? »  Et puis, elles sont toujours retouchées, de toutes façons, dans les magazines. C'est bien connu.  

Tu pourrais t'en aller. Tourner les talons et t'en aller. T'es pas comme ça. T'es pas lâche. T'es juste fatiguée. T'as même pas dix-sept ans et t'en peux déjà plus. T'es pas certaine d'atteindre un jour la majorité. Tu te sens conne de penser ça. T'as pas le droit. T'es pas seule. T'as une famille, des amis. T'as Murphy. T'es l'une de ses rares clientes, tu peux pas l'abandonner. T'as pas le droit. C'est comme si c'était ton devoir de rester envie. Pas parce que t'en as envie mais parce que t'es obligée. C'est horrible de penser ça. C'est pas sain. Mais t'y peux pas grand-chose. Aujourd'hui t'es morose, mélancolique, un peu plus triste qu'à l'habitude. T'as pas envie de lui mentir. Tu détestes ça. T'as le choix. Tu pourrais choisir de tout lui déballer, pleurer. Mais t'es incapable de pleurer. T'as plus de larmes. T'es insensible, froide, distante. Tu laisses plus personne entrer.
T'as peur de souffrir. T'as peur de faire souffrir. Tu laisses la douleur s'installer, te dévorer. T'as peur du noir alors tu vis la nuit. T'as peur des monstres cachés sous ton lit. Mais ils vivent en toi. Et ces voix que t'entends parfois, c'est juste ton inconscient. T'es pas folle. Pas complètement. T'as besoin d'aide mais tu refuses de le reconnaître. C'est trop difficile, trop compliqué. Personne te comprend, pas même toi. T'as envie de crier, pleurer mais tu peux pas. T'es épuisée, fatiguée, éreintée. T'es à deux doigts de la crise de nerfs. Mais tu laisses rien paraître. Tu veux inquiéter personne. Alors tu bois, tu fumes, t'essaies, t'innoves, t'inventes. Tu veux changer de vie. Mais tu fais n'importe quoi. T'es en train de tout gâcher. Tu réfléchis plus. Tu devrais arrêter. Tu devrais te contrôler, reprendre ta vie en main. Mais c'est trop difficile. T'es trop têtue, trop pessimiste pour penser que tu peux changer les choses.
T'as ce besoin de perfection qui te rend complètement folle, parano, instable. Tu veux être belle, jolie. T'as envie qu'on te regarde. Mais quand on le fait, t'essaies de te cacher. Tu te détestes, tu te supportes pas. Arrête de penser, Grace. Arrête. Mais c'est plus fort que toi. Ton cerveau est en ébullition constante. Tu t'arrêtes jamais de penser. Et ça te rend complètement tarée. Tes amis comprennent pas pourquoi tu bois autant mais toi, tu sais. Pour arrêter. "Moi ça va, tu sais, la routine. Mais toi, tu es sûre que tout va bien ?" Tu t'en doutais. C'est plus fort qu'elle. Tu te mords la lèvre, tu finis par sourire. C'est tout ce que t'as trouvé pour la rassurer. Tu peux pas lui mentir d'avantage. Alors tu restes silencieuse parce que c'est tout ce que tu peux faire. Ce que tu sais faire. Alors elle sourit et tu peux pas t'empêcher de l'admirer. Elle est belle, Murphy. Elle l'a toujours été. Mais aujourd'hui un peu plus. T'aimerais tant lui ressembler. Elle est toute fine. T'as l'air d'une obèse à côté.
"T'es quand même pas en train de t'affamer pour ressembler à ces nanas anorexiques qu'on voit partout dans les magazines ?" Sur le coup tu comprends pas. Elle blague. Mais toi ça te fait pas rire. Tu mets quelques secondes avant d'essayer de sourire. Mais t'y arrives pas. Et puis tu te rends compte d'un truc. "Tu trouves que j'ai maigri ?" Ton visage s'illumine malgré toi. "Vraiment ?" Tu te sens heureuse, euphorique. Ça dure qu'un instant, c'est éphémère. Et tu te rends compte que t'as gaffé. Fais chier.

La blague de Murphy n'a pas l'effet escompté. C'est même tout le contraire. Elle commence à rigoler jaune, par sursauts, des sursauts nerveux, presque penauds. Une sensation dégueulasse commence à lui tordre l'estomac, finit par l'engloutir totalement quand elle voit le visage de Grace s'illuminer à l'idée d'avoir perdu du poids... Non ? Non !... Si... Elle a bien peur que si.

Au-delà de se demander comment, elle se demande pourquoi. Pourquoi Grace est dans cet état ? Qu'est-ce qui a changé ? Quelles sont ses motivations ? Cette fille a tout pour elle, gentille, intelligente, belle comme un cœur, une famille qui l'aime et qui ne manque de rien. Peut-être qu'elle va mal ? Peut-être que c'est un appel à l'aide ? Si c'est le cas, Grace peut lui en parler. A elle, à un ami, à son frère, à ses parents. N'importe qui. Ils peuvent arranger les choses. On peut tout arranger quand on s'en donne les moyens, quand on s'écoute. Elle veut plaire à un de ces énièmes abrutis ? Si elle doit changer pour ça, ils ne la méritent pas. Quelqu'un qui tient vraiment à elle l'aimera bien comme elle est. Murphy l'aime comme elle est. Et ça lui fait mal de la voir comme ça. Elle ne sait plus quoi penser. Elle ne sait plus où se foutre non plus. Maintenant qu'elle a sauté à pieds joints dans le plat, c'est dur de ressortir.

Un sourire gêné mais compréhensif perce sur ses lèvres. Ses mains bienveillantes viennent se poser sur les frêles épaules de l'adolescente. « Oui. Vraiment. » Gentille Murphy. Elle veut lui faire plaisir, à Grace, la faire sourire, même. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas continuer comme ça. Grace ne peut pas continuer comme ça. Il faut qu'elle mange, reprenne des couleurs, de la vie, de l'envie. C'est pas encore trop grave, elle n'a pas l'air complètement ravagée. C'est le bon moment pour dire stop. « Mais Grace ? Tu sais, tu es déjà très bien comme tu es. » Peut-être que c'est ce qu'elle a besoin d'entendre. Peut-être qu'on lui dit pas assez ? Murphy lui dira, elle, si c'est que ça. Son sourire s'étend un peu. Pas trop. Ça serait indécent dans la situation actuelle. Et il y a une différence entre l'indécence et l'exubérance. « T'as pas besoin de ces kilos en moins. T'as tout ce qu'il faut là où il faut. Grande, belle, mince, des yeux bleus magnifiques, intelligente même... » Elle prend soin de mettre l'accent sur le "mince". Sa voix respire l'exaltation. L'optimiste, la candide Murphy. Toujours là pour trouver un mot gentil à dire, un mot pour faire sourire. Et en l'occurrence, elle les pense vraiment, ces mots. « Pourquoi tu voudrais changer ? Pourquoi tu devrais changer ? Les autres peuvent bien penser ce qu'ils veulent, c'est pas important. » Pour elle, ça ne l'est pas en tous cas. Et puis, ce n'est même pas tant une question de "ce que les autres peuvent bien penser", c'est une question de santé. Grace a la vie devant elle. Mais il faut qu'elle daigne lui ouvrir les bras.